Le Rapport Bernier doit rester lettre morte!

par :
Richard Dufour
Président
Les consultants en personnel Logipro 1997 Inc. et
Président (Section Québec)
Association nationale des entreprises en recrutement et placement de personnel
Johanne Berry
Présidente
Les Services de placement Télé-Ressources Ltée, ex-présidente de l'Association et membre actuel du Comité exécutif

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Deux articles du Soleil, celui de Mme Michèle Asselin du 4 novembre, et l'éditorial de M. Robert Fleury le 5, l'un intitulé « Le Rapport Bernier ne doit pas rester lettre morte » et l'autre « Protections indispensables », nous obligent à réagir vivement au contenu de ces deux articles qui démontrent une incompréhension totale de la réalité du marché du travail, tout au moins en ce qui nous concerne.

Alors que Mme Asselin martèle que, parce que le tiers de la main-d'uvre occupe un emploi atypique (postes à temps partiel et emplois temporaires, ceux qui nous concernent surtout et non pas les travailleurs autonomes), « cette main-d'uvre est très mal protégée par les lois du travail, lorsqu'elles n'en sont pas carrément exclues », M. Fleury affirme pour sa part que, parce que cette main-d'uvre n'occupe pas un emploi dit traditionnel, elle ne peut bénéficier d'une protection sociale minimale (CSST ­ Régie des rentes et autres).

Avec tout le respect que nous devons à Mme Asselin et à M. Fleury, force nous est de dire que leurs affirmations sont erronées, à tout le moins pour notre secteur, celui des entreprises en recrutement et placement de personnel.

Une récente recherche (octobre 2004) de Zoomerang conduite au Québec auprès de nos membres (une centaine au Québec), confirme que leurs travailleurs (qu'on appelle communément les travailleurs d'agence ») sont reconnus comme des employés.

Nos membres sont donc de facto des « employeurs responsables de l'application de l'ensemble des lois et des mesures sociales applicables à l'ensemble des employés au Québec ».

Bien plus, les résultats de cette recherche que nous avons conduite dans la foulée du Rapport Bernier, démontrent également qu'en plus des normes minimales, 58% des employés de nos membres reçoivent des avantages sociaux additionnels (assurance collective ou REER par exemple), un pourcentage qui serait beaucoup plus élevé si ceux-ci n'étaient pas déjà protégés par un tiers (le conjoint ou la conjointe notamment).

On est donc loin ici des allégués de Mme Asselin et de M. Fleury qui ont commis l'erreur de s'approprier l'analyse et les conclusions du Rapport Bernier, que nous avons pour notre part presque rejetées en bloc, et de ne pas faire la distinction entre travailleurs atypiques et travailleurs autonomes.

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Parlons en effet du Rapport Bernier.

Il est d'abord exact de dire que M. Bernier n'a fait aucune évaluation du coût des 53 mesures qu'il propose (ce que concède M. Fleury). Y-a-t-il une seule entreprise, Le Soleil inclus, ou encore le secrétariat de la Fédération des femmes du Québec, qui « achèterait » 53 recommandations d'un rapport, quel qu'il soit, sans en mesurer l'impact économique ? Poser la question, c'est y répondre.

Mais il y a bien plus. Non seulement le Rapport Bernier véhicule une vision exclusivement sociale du dossier des travailleurs dits atypiques, mais il propose de réglementer davantage encore le marché du travail, contrairement aux recommandations de l'OCDE, risquant ainsi de mettre en péril un important secteur économique au Québec, pourtant souhaité par des milliers d'entreprises et par 78% de travailleurs dits « atypiques » qui disent avoir volontairement choisi ce mode de travail.

À titre d'exemple de ces recommandations mal foutues du Rapport Bernier en rapport avec notre industrie, rappelons celle selon laquelle « les conditions applicables en matière de rémunération et de jours fériés devront être celles qui prévalent dans l'entreprise utilisatrice pour l'emploi pour lequel s'effectue le remplacement, ou pour un emploi comparable, dans la mesure où ces conditions sont plus favorables que celles de l'agence », alors même que l'agence est l'employeur et non l'entreprise utilisatrice. En quoi alors faire affaire avec une agence pourrait intéresser une entreprise ???

Une autre recommandation propose d'interdire toute clause ayant pour effet de restreindre la liberté d'un ou d'une employée d'une agence d'accéder à un emploi permanent dans l'entreprise cliente, permettant ainsi au client de l'agence de « voler » la main-d'uvre de cette agence sans compensation ! Une recommandation tout à fait déraisonnable et inacceptable, si on pense simplement aux coûts de recrutement, de formation, etc. assumés par l'agence.

Une autre recommandation finalement, parmi d'autres, fait frémir : celle qui détermine que l'entreprise cliente serait l'employeur de l'employé ou de l'employée de l'agence pour les fins de l'accréditation syndicale, de la négociation et de l'application d'une convention collective, alors qu'une autre recommandation propose que l'agence de recrutement soit reconnue comme le véritable employeur des employés et employées de l'agence ! Quel beau mic-mac !

Nous avons déjà qualifié le Rapport Bernier de monument à l'incompréhension de ce qu'est le marché du travail. Nous le disons à nouveau. Il est en effet farci d'affirmations gratuites sur la supposée précarité d'emploi des travailleurs « atypiques » (une forme de travail choisie, répétons-le, librement par 78% des travailleurs selon un sondage), et dont les recommandations n'avantageraient ni l'économie ni le marché de l'emploi.

Ce dossier est d'ailleurs tellement sensible, que M. Bernier lui-même dans un article au Soleil, le 12 juillet 2003, écrivait : « Lors des discussions qui ont eu lieu au Bureau International du Travail, en juin dernier (2003), à Genève, toute la question des relations du travail triangulaires (agences de location de personnel et salariés d'une part, et entre les agences et les entreprises utilisatrices d'autre part) est restée en suspens, n'ayant pu faire l'objet d'un consensus entre les membres de la Commission de l'Organisation internationale du travail chargée de discuter de ce dossier. »

Une conférence internationale du travail, nous rappelle M. Bernier, est incapable de faire consensus sur l'ensemble des questions relatives « aux relations du travail triangulaires », et nous irions de l'avant au Québec avec les recommandations de son rapport ?

Serions-nous déconnectés à ce point au Québec des réalités du marché du travail ?